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On y va les gars

5h15. La lumière froissée du Nord signe notre départ. La section doit nous embarquer à 5h30. Ce matin-là, figure nos premiers pas sur le chemin de nos espérances, de nos existences marquées du sceau du courage et de l’insouciance. Dans le silence de l’aube, encore frissonnés des embrassades de la veille, encoquillés au creux de nos mères, de nos sœurs, emmitouflés dans les larges bras de nos pères et frères nous battons la semelle. Je sens encore les doigts de Véra agrippés à mes épaules, sa tête enfouie dans mon cou, ses larmes qui ruissellent le long de ma gorge. Nos cœurs vibrent l’un contre l’autre. Avec douceur, d’une pichenette délicate j’ai relevé son menton pour capturer ses yeux, imprimer son regard pour ne jamais la perdre de vue.

         La veille, la fête a réuni nos familles, nos amis, nos promises, Mila, Keren, Isadora, Véra. Ivres d’espérance, d’insouciance, l’heure est à la fête et la bière coule à flots. Une bonne partie du village est là, tous ceux qui nous ont vu grandir, naître pour certains. Le maire, fier de nous avoir soutenus a orchestré la célébration de notre départ. Cinq gars de son village représentants du Danemark engagés pour lutter contre le terrorisme, a de quoi réveiller son âme de patriote.

         On me surnomme Matt. J’ai 20 ans comme mes quatre compagnons, Johannes, Niels, Thomas, Andreas. Nous avons grandi ensemble, cinq compagnons de la même trempe, héritiers du courage de nos ancêtres. Sur les pas de nos grands-pères, bercés par leur récit de résistant, nous avons décidé de tout donner pour défendre une cause juste, contribuer à la paix dans le monde. Devenir les héros rêvés de notre enfance. J’entends encore la voix de mon grand-père, Hans, peu de temps avant sa mort : « Je suis fier de toi. Tu es un gars courageux, volontaire. Tu es prêt à accomplir ton devoir de fils, fils de la nation. A toi la relève. La paix la liberté c’est ça qui compte. » Et nous voilà engagés volontaires dans la Force Internationale d’Assistance et Sécurité avec pour mission de protéger les civils dans un pays très éloigné de nous. En route pour l’Afghanistan, une punaise rouge sur notre planisphère, accrochée dans chacune de nos chambres.

         La fête terminée, nous restons seuls avec nos familles. Les tapes chaleureuses, encourageantes de nos pères nous murmurent leur fierté tandis que les larmes des femmes leur crainte d’un départ sans retour. En peu de mots, nous nous sommes quittés sur la promesse de prendre soin les uns des autres, de donner des nouvelles, de revenir sain et sauf, ensemble, tous les cinq. En cet instant, de manière fugace, comme un éclair, je pris conscience que partir au combat signifiait renoncer à la vie tranquille sur notre petite île d’Amager où il y fait bon vivre, à quelques kilomètres de Copenhague. Un havre de paix, une encoche de bonheur. Chamboulé par la révélation soudaine de l’enjeu de notre engagement, j’ai senti en moi le doute, ma respiration s’accélérer, un point d’angoisse au plexus, mon esprit chavirer, une brume envahir mon esprit, le vacillement dans mes jambes et un léger déséquilibre de mon corps. Nous ne savions rien de nos destins, rien de l’absurdité de la guerre. La guerre prend toujours le contrôle absolu de ceux qui l’affrontent. Enivrés d’aventure, tout frais sortis de l’enfance, nous étions loin d’imaginer qu’elle gangrène les âmes des survivants.

- Eh Matt, qu’est-ce qu’ils foutent. On se les gèle. Pff presque 6h. On aurait pu dormir au moins un quart d’heure de plus.

- Ils ne connaissent pas le coin, c’est sûr. Avec cette brume on ne voit rien.

- Écoute... C’est bon ils arrivent.

Seul Thomas affiche un visage joyeux, ses joues rebondies par un sourire franc. Il fait l’avion en chantant.

- Eh ça y est, on y est. Waouh ! L’aventure de notre vie quoi.

 

         Au lever du jour, nous arrivons sur la piste d’envol. Des dizaines de jeep, d’où descendent des centaines de gars. Répartis en rangs serrés. Le corps tendu, coude bien levé, paume de main sur la tempe, le regard fixe, aux ordres. Devant nous, le chef commandant, bien droit, armé d’un mégaphone, le son poussé au maximum, sa voix résonne.

- Salut les gars. 12 heures de vol, 4h de route dans les montagnes alors on ne perd pas de temps. On accélère, on enchaîne, on décharge son sac, on décline son identité, on vérifie son paquetage et on embarque.

         À la seconde précise où je monte dans l'appareil, je sens une tornade d’émotions. Ces sensations ont quelque chose de nouveau, un presque rien tenace, une frayeur. Comment tenir tête à l’effroi, fugace mais puissant de ne plus voir Véra, d’abandonner cette petite vie tranquille, ennuyeuse mais tranquille, fade mais sans histoire, sans mauvaise surprise. Mes côtes telles des persiennes fermées se bloquent. Tout va très vite. En cet instant-là la peur s'est logée dans une cavité profonde de mes entrailles, comme une première balle perdue.

         Dans les carlingues côte à côte, bien serrés, le froid les transperce. Matt le regard fixé au sol sent ses compagnons plongés dans leur sommeil, le dos rond, la tête posée sur les genoux. Ses pieds fourmillent, le démangent. Ses pensées s’entrechoquent, se mélangent, s’évanouissent alors que d’autres apparaissent. Sa conscience se fissure, lui échappe. Un tourbillon incessant de souvenirs, de questions, de sensations. Un abyme, un trou noir.

Une légère tape le sort de sa torpeur.

- Tes potes ils n’ont pas fait long feu. Ils ont dormi comme des loirs. T’inquiète pas mon gars, tu vas t’habituer, Des sommes de quelques minutes, n’importe où, n’importe quand. Même dormir debout. C’est pas des conneries. Tu vas pouvoir dormir debout. Toujours d’un seul œil.

La descente est engagée. Matt réveille ses compagnons.

- On arrive les gars. Attachez-vous ça va tanguer.

         Par le hublot, j’aperçois des carrés verts en damiers, un collier de montagnes et dans le creux une vallée de sable doré. Plus proche, une ville, un emboîtement de petits cubes ocre, rouge, blanc se découpe dans le bleu pur et franc du ciel. Sur les toits des terrasses, encombrées de tout un fatras d'objets, volettent des carrés de tissus blanc et bleu comme des mouchoirs d'adieu. Nos regards se croisent, nos visages s’éclairent, une esquisse de sourire au coin des lèvres. Hébétés, au ralenti, nous réunissons nos sacs, tout notre attirail. Niels avance le premier, scrute l'horizon.

– Eh les gars dehors c'est une vraie fournaise.

L'air brûlant tornade dans l'habitacle et nous assomme. Avant de toucher le sol j’aspire une grande bouffée, un parfum de terre, de poussière me râcle la gorge. La chaleur s'empare même des formes dont elle brouille les contours.

- Oh Matt tu viens ou quoi?

- J’arrive.

         Mes rangers râpent la piste, écument le sol ramolli. J'étouffe. La lumière cinglante m’aveugle, le vent me souffle son haleine chaude et fétide, des odeurs pimentées et acides s’infiltrent dans mes narines. Les chevilles prisonnières du cuir de mes bottes bloquent ma marche. Je desserre l'étau. Ma respiration et mon rythme cardiaque se régulent.

- Les gars on n'est pas encore arrivés, alors on se magne le train. On n'est pas là pour admirer le paysage…

Un convoi d’une dizaine de camions nous attend. Un bataillon d’une centaine de gars en route pour le camp d’Armadillo.

 

         Cela fait déjà huit mois que je suis aspiré par l‘odeur de la guerre.

 

         Dans la brume matinale, posté derrière un bosquet rabougri, à quelques centaines de mètres en contrebas de la base, Matt veille. À l’ombre des rayons aveuglants du soleil, la brise du matin effleure son visage asséché, tanné. Au loin le désert. Les joues creusées, son visage s’est émacié. L'enveloppe faciale s'est étirée, tendue, asséchée creusant les ridules naissantes de la peau chargée de sable, de poussière brûlante. Ses lèvres rosées se sont striées malgré la langue qui les humidifie.

         L'aube, par petites touches, commence à dévoiler les dunes, une succession de rondeurs orangées. Douceur des seins de Vera. Chaque jour me revient le moment de mon départ, le goût de notre dernier baiser. Vera a relevé la tête, un sourire timide, les yeux humides, elle m’a glissé à l’oreille, un dernier chuchotement « Je t’attends ». La chaleur de son souffle, son parfum vanillé est en moi, gravé sur le médaillon de ma dernière chance. Chaque soir je cherche derrière mes paupières le sourire de Véra. Il est toujours là. Les contours de sa silhouette, bien nets. Les couleurs ne se sont pas effacées. Je vérifie toutes les pièces de ma mémoire, les images de mon village, ma famille. Et je contrôle ma foi en notre mission de protection. J’y ai cru, mes compagnons aussi. Naïfs. Comme si nous pouvions dans un pays en guerre vouloir protéger les habitants innocents, sans s’y frotter, à la guerre. Hier Johannes et deux autres combattants sont morts. Un pas de trop, un léger écart, une mine et c’est fini. En une seconde, arrachés à la vie. Le doute m’envahit, grandit en moi, m’obsède. Rentrer chez nous, ensemble, nous cinq. J’avais promis. En finir de ce carnage, celle folie avant de tous y rester. Il me reste une heure avant de rejoindre le camp pour organiser une patrouille. La guerre est une longue file d'attente, d'ennui sur laquelle s'improvisent des évènements. En un instant, tout s'accélère, le moindre déplacement devient une question de vie ou de mort, puis de nouveau une attente lancinante s'installe. Temps mort où les hommes s'assoupissent, s'évaporent dans leurs souvenirs, fils entremêlés du passé, du présent. Rêves, mirages, cauchemars. Des fragments, tissés les uns aux autres, une recomposition où la vérité n'a plus d'importance. Seul compte le courage retrouvé. Yeux clos, je prie de revenir vivant, moi et mes compagnons.

         À genoux dans le sable déjà chaud, la main sur son cœur, le visage baissé, il implore, il prophétise. il murmure sa prière rimbaldiesque, le Dormeur du Val. Il sent sous sa paume les Illuminations, logé dans sa poche intérieure, où pulse son cœur. Objet sacré, ramené de chez lui. C’est devenu un rituel. Chaque soir, avant l’extinction des feux, il déclame à ses frères d’armes un poème de Rimbaud. Règne alors une vibration d’émotions, des larmes, des mains serrées, des doigts qui s’agrippent, des nuques rentrées. Un moment d’éternité, les respirations suspendues comme des libellules. Au bord de la rivière, il s'accroupit, ses rangers crottés plantés dans le sol marécageux, encore coiffé de la rosée. Dans le silence absolu du désert, il se mire dans l'eau, purifiée des exactions des combattants. Plus rien ne frémit, ni le vent, ni la lumière, ni les ombres, seul le reflet de lui-même trompe ce silence. La rivière sommeille d'une eau claire, soulignant la noirceur de ses yeux d'où surgissent les images éclatées de ces huit derniers mois. Matt doit fermer les yeux un court instant. Résonne dans sa poitrine les tirs en cascade, sa vue se brouille, apparait les deux trous rouges au côté droit de son compagnon, fauché hier par une mine. Son corps a tournoyé dans les airs, irradié de scintillements solaires une fraction de seconde, puis tombé en fragments, son buste déboussolé de ses jambes.

         Sur les ondulations argentées du miroir aquatique, absorbé dans son reflet, il reconnait sa chevelure rousse, ce halo orangé qui ondoie et sur lesquels des brindilles esquissent des arabesques verdoyantes. Il a emporté le miroir de poche de son père dans lequel il n'ose plus se regarder. Ici l'apparence n'a pas lieu d'être. Hormis sauver sa peau, atteindre l’objectif, plus rien ne compte. Seul compte le mental, la force de conviction, la précision du tir, le regard aiguisé toujours à l'affût, l'ouïe, extra fine. Chaque soir, à chaque garde, quand il est seul, il entraîne son ouïe, convoque son esprit à l'intérieur de ces tympans et dirige ses capteurs d’ondes comme des antennes. Il dissocie chaque son, le sépare, l'incorpore le temps de le reconnaître, d'en évaluer son intensité, sa distance. Alors il l'abandonne et change de fréquence. Décortiquer le moindre bruit, comme lors de leurs répétitions dans le hangar d’Andreas. Isoler chaque instrument, équilibrer le rythme, créer l’harmonie.

 - Votre fils a une oreille exceptionnelle. Il a toujours joué à l'oreille. Il vise à l'oreille, il survivra grâce à elle.

         Certains bruits me sont devenus familiers. Les mouvements du troupeau, l'agilité des enfants, le frottement des djellabas des femmes, leurs voix basses, la rapidité des déplacements de l’ennemi, le choc sourd du bétail sur la terre aride. Ici, tes yeux et tes oreilles doivent être en alerte maximum, où que tu sois, quoi que tu fasses. Même quand tu dors, d’autres veillent. C’est une question de survie. Une seconde d’inattention et tu deviens la cible.

         Son image réfléchie lui parle d'un autre. Quand il en détaille les contours il s’égare. Une peau hâlée, d'une couleur caramel, arrosée par le soleil arrogant se déforme au fil de l'eau. L'ovale de son visage ondule sur la surface lisse du ruisseau. Deux points noirs le fixent ardemment. Pris au piège, ces pupilles aquatiques le transpercent. Hypnotisé, il se penche plus avant. Au bas de cette tâche informe, frémissante, soufflée par la légère brise, un triangle sombre figure la barbe talibane. Il dérive sur un jeune moudjahidine qu'il croit reconnaître, son double, un de ceux qu'il combat, ressuscité des profondeurs, de l'au-delà. La chéchia orangée de l'afghan, voilure flottante, entraîne les herbes coupées qui descendent le courant, un peu plus vif qu'à la naissance de l'aube. Allah veille. Les yeux dans les yeux, sans un mot, ils se dévisagent. Les mêmes idées noires, meurtrières, le même destin dégommé par la guerre que chacun a heurté, presque par hasard. Une histoire de foi, de passion, de jeunes cœurs échauffés héroïques et courageux. Ils ne peuvent pas se détacher l'un de l'autre. Chaque pupille emprisonne sa jumelle, la défiant de se détourner, de fuir, de s'incliner devant l'ennemi. Sacrifié sur la margelle de leur jeunesse. Seul Dieu exige à Matt de s'agenouiller avec humilité, à l'Afghan de se prosterner avec conviction. Paix à soi-même. Matt écarquille les yeux pour reprendre pied, se relève, retrouve son souffle, le bout de ses rangers se recouvre d'une légère onde fraîche. Il s'éloigne du mirage. L'afghan s'éloigne aussi, aspiré par le divin sans doute. Il se maudit de cet égarement. Cette pause de quelques minutes a détraqué sa mécanique, fissuré son assurance, sans qu'il le sache encore.

         Reprends-toi. Une seconde d’inattention et tout bascule.

         Du haut de son mètre quatre-vingt-deux, surplombant la rivière, il jette une dernière œillade sur l'écho de lui-même, asperge son visage, de son poing détruit l’image déjà évaporée. De nouveau il s'arrime à ses semelles boueuses et se dirige d'un pas alourdi vers la base.

         Hier des moudjahidines ont été repérés aux abords du premier village. La mission du jour est de les débusquer tout en veillant à protéger les civils. Une journée qui suinte déjà la peur, l'embuscade, le combat à mains nues. La mort n'est pas loin. Je crains ces patrouilles dans les villages. Pourtant c’est notre principale mission. Sécuriser la population, tenter de créer la confiance avec les habitants pour récolter des indices et dénicher les talibans. Nous sommes là pour protéger les civils qui souvent nous accueillent à coup de jets de pierres ou par des regards cinglants de désespoir. Leur silence hurle leur colère et leur haine de tous, talibans ou force internationale. Nos semelles sillonnent leurs récoltes, les épis se courbent à notre passage. Leur terre cultivée est notre seule assurance contre les mines qui jalonnent la région. Ici chaque mot peut signer ta mort, chaque pas peut t’exploser. Nous saccageons leurs champs, brisons leur seul espoir de survie. La vache du village a péri sous nos mitrailles. Plus de lait, plus de vie. Sa dépouille fermente tandis que les mouches se délectent du sang séché. Les hommes lèvent les bras au ciel, implorent et pleurent. Leur pays est exsangue. Ils sont l’enjeu d’une guerre livrée à leur insu. Une balle inattendue des troupes occidentales ou la gorge tranchée par le sabre taliban, ils se savent déjà des survivants, en sursis. Les enfants nous enserrent. Leur grappe de rires espiègles, insouciants ou moqueurs nous narguent, piétinent notre orgueil de soi-disant sauveur. Les villageois, hommes, femmes, enfants, bétail font partie des dommages collatéraux. La pointe de mon fusil fouille dans les décombres des maisons abandonnées, des débris d’objets, de cartons, de tôles. Toujours balayer les recoins d’un regard perçant mais rapide. Parmi ces fatras, un livre tente de lutter contre la désolation en se cachant sous la poussière. L’écriture arabe dessine de belles figures arabesques. Il se loge facilement dans ma poche, vestige de mon expédition.

- On y va les gars. Tranquilles, ouvrez l’œil. Matt à l’arrière.

         Ses rangers crottés alourdissent sa démarche. Le soleil martèle son casque. Des frissons se propagent, ondoient sous sa peau tandis que son esprit s’absente. Tout en marchant résonne au fond de sa poitrine, Le Dormeur du val, C'est un trou de verdure où chante une rivière…Rimbaud l’enivre quelques minutes. Il porte sa carapace de toile et son casque dodeline au rythme de ses semelles boueuses, foulant la terre meuble. Devant lui, les fidèles rescapés, derrière lui, le silence enivrant du désert, au loin le sommet découpe le voile blanchâtre du ciel embué, comme son cerveau. Sale journée.

        Reprends-toi. Une seconde d’inattention et tout bascule.

         Plus rien ne frémit, ni le vent, ni les ombres, ni la lumière, seuls leurs pas lourds trompent le silence. Éblouis, d’un signe de la main, ordre donné est de ralentir, le temps d'ouvrir du pouce le crochet de la poche gauche de leurs treillis et d'un claquement sec, les lunettes se déplient, pour s'aligner sur leurs pupilles. Derrière leurs verres fumés, les contours du village se dessinent à 500 m. Accrochés au flanc de la colline les murs de chaux contrastent avec la terre ocre inondée de lumière solaire. Terre de sienne, terre brûlée, ocre rouge, gris de Payne, Matt ne les a jamais vus d'aussi près ces teintes fondues, confondues. Sous l'envoûtement d'un silence funeste, encoquillés dans leur armure, tous transpirent la peur, respirent l'attente.

         L'attente comprime. Avant de vider mon chargeur, je fais table rase: plus aucune image, aucune pensée. Je m'entraîne chaque soir. Respiration profonde en me concentrant sur l'air qui s'insuffle puis s'expulse. Je loge ma respiration à l'intérieur de mon crâne, la fais tournoyer pour qu'elle emporte avec elle tous les résidus de mon remue-ménage intérieur. Je répète l’opération au moins trois fois pour épurer mon réceptacle à idées, la boîte à souvenirs, la crypte d'angoisses d'où pourraient surgir des fantômes, des figures insolites et me troubler jusqu’à me perdre. Ma tête devient une cavité neutre, prête à ne penser qu'au réel, à guider mon regard, mon ouïe, a actionné avec précision et sans faille les mouvements de mon corps, le tenir en alerte, en autoprotection. Pulvériser d'un souffle toute image, pensée qui tenterait de pénétrer mon cortex. Mes mains se cramponnent à mon arme devenue mon objet fétiche, une protection divine. Dégainez comme un cow-boy n'est pas qu'une légende. Mon index accroche, se replie, plusieurs secondes, plusieurs rafales. Parfois mes mains tremblent, picotent, s'engourdissent. S’égratignent de ces blessures légères, traces de micro chocs passés inaperçus. J’ai du sang séché, maronné de poussière, une ligne noire incrustée sous mes ongles, le dos de mes mains brunies par le climat d'Orient.

         Extrême suspension de leur respiration,

         Extrême éveil de leurs yeux fatigués.

         Extrême chance.

         Extrême limite.

         Point d’orgue, la seconde fatale où tout bascule.

         Aux aguets, en vigilance, les yeux scrutent, leurs doigts se crispent prêts à déclencher en cascade. De légers raclements de gorge, des frémissements annonciateurs dans la nuque. Carapacés dans son uniforme, connecté au monde par tous ses sens, l'oreille tendue, Matt devine des déplacements derrière la roche, un cliquetis, des voix murmurées, à peine audibles. Et dans sa tête s'infiltrent le doute, ses pensées se fissurent, se fracassent. Habitants ou talibans ? Un village sans âme. Plus de doute. Ils sont là, il le sent. D’un regard, la patrouille s'immobilise, se contracte en une colonne de scarabées aux antennes dressées, les uns derrière les autres, adossés à la façade de ce qu’il reste d'une maison béante. Comme un mauvais présage le ciel s'assombrit, sa voûte s'enfle, couvre l'horizon de ses rondeurs boursouflées. Le blanc immaculé des maisons se décline en camaïeu de gris. La main de Niels se lève brusquement, l'ennemi est repéré. Les moudjahidines annoncés sont tapis à quelques mètres. Matt, le doigt sur la bouche regarde ses compagnons l'un après l'autre. L'œil collé à une fissure, il guette. Impatient. Sans un mot, face à ses frères d'armes, il compose, dirige, jusqu'à effleurer le point d'extrême rugosité de l'assaut. Sa paume poussée vers le sol, les corps s'abaissent, dos au mur. Claquement en cascade, les cartouches sont enclenchées. Armés, des fauves prêts à bondir.

         Reprends-toi – une seconde d'inattention et tout bascule.

         Dans sa ligne de mire, à peu près à 300 m entre les rochers, sur le flanc gauche, les moudjahidines ouvrent le feu. Tirs ininterrompus, les balles accrochent la façade, traversent la masure, roulent comme des billes. Niels en un quart de tour se colle à Matt, leurs souffles se confondent, leurs hanches soudées l'une à l'autre. L'index de Niels pointe 2 silhouettes rapprochées, glissées sur les toits de la maison voisine. Lancé-jeté, le temps de s'accroupir, les grenades explosent à quelques mètres.

-Tireur sur les toits, on dirait deux gamins. À mon signal on dégage jusqu'à la grange. On va les avoir par derrière. Andréas tu nous couvres.

Ils rejoignent Dimitri et Ziniev, dissimulés à l’arrière. Ils se regardent, suspendus à la décision extrême de l’attaque.

-On y va. Ils sont là, à dix heures dix, dans le fossé. 

         Leurs tirs crèvent la membrane du ciel protecteur, éclatent la voûte céleste qui déverse des lignes d'eau. Chaque goutte comme un grelot métallique rebondit sur la terre rouge, craquelée, meurtrie d'être si assoiffée. Courbés, le visage rentré, la vue brouillée, leurs casques vibrent comme des cymbales sur laquelle les gouttes vrillent, s'éclatent, rejoignent les rigoles, imbibent la terre des champs. Champ d'honneur. Champ de mines.

         Reprends-toi – une seconde d'inattention et tout bascule.

         Le souffle du silence. Les combats ont cessé. Seule la pluie résonne. Précieuse pluie vigoureuse, régulière, impétueuse. Sans prévenir elle foudroie l'air, effraie le troupeau, teinte les dunes d'un orange sali. Flou sur les seins de Vera.

- On les a eus. On rentre.

- On file jusqu'au monticule. Vous restez bien dans mes pas, sur les traces des engins. Aucun pas de côté. Courage les gars.

         Le corps démantibulé de Johannes tourbillonne dans leur tête. Le torse fractionné, une toupie tournoyant dans l'éclat du rayon aveuglant du soleil. Une fraction de seconde puis la chute, Johannes démembré. Un son sourd. Matt le sait, la mort est un frelon posé quelque part, toujours à l’affût de sa propre peur. Il remonte la file, ses rangers écrasent le sol, ses empreintes dessinent le chemin à suivre. L'un après l'autre, chacun s'aligne dans les pas de celui qui l'a précédé, presque en sautillant. Encore quelques mètres. Au travers de l'écran flou de la pluie les ombres des forces spéciales les guident vers la base. Devant lui, à quelques mètres, les cercles enlacés des barbelés, scintillent au sommet des murs d’enceinte. Ses yeux le piquent. « Restez vigilants jusqu’au bout ».

         Le bruit cinglant sur leur tête encasquée, leur peau rafraîchie, le visage dégoulinant comme des larmes offertes par la pluie, tous sont bien là, vivants, sans aucune blessure. Matt s'arrête, d'un geste rassuré, tapote les épaules de chacun. Il sent la pluie sillonner son dos, réveiller ses sens. D'un geste rageur, arrache sa carapace. Le torse nu sous la pluie tumultueuse, jaillissante, les yeux clos, il inspire à plein poumons, goute le plaisir de sa peau rafraichie. Au loin vers le sud le ciel s'éclaircit. Douceur retrouvée des seins de Vera.

         Aujourd’hui ils en ont eu cinq. Une attaque à la grenade de cinq talibans, qu'ils ont achevés au fusil. Ils ont déterré ces rats, tapis sous les racines des arbres, déchargé leur rage haineuse contre ces ennemis, ces ombres ondulantes, ces djellabas noires, sous lesquelles les armes serrées dans leurs mains s’arc-boutent sur la révolution islamique. Comme des trophées, ils brandissent leurs sourires arrogants d’une revanche barbare. Humour macabre, cynisme, ils ont perdu leur naïveté, l’illusion d’une mission propre. 

         Engagés pour une noble cause, la protection des civils, au cœur des conflits, nous voilà des monstres sanguinaires. L’enjeu réel est d’éradiquer tous les talibans, débusquer et tuer l’ennemi. La vie de l’autre n’a plus de valeur, c’est lui ou moi. Alors je tire, j’exulte de l’avoir eu. Le frère ennemi n’est plus qu’une forme, une silhouette à faire disparaitre. La guerre n’est rien d‘autre que la mort au bout de nos fusils.

         Mais notre victoire passagère nous a valu des pertes. Johannes, compagnon d’armes, à la vie à la mort, et trois jeunes du bataillon ont rejoint le dormeur du val. Et Thomas, blessé, évacué par hélicoptère.

-  Division B2 au rapport

-  Chef on les a eus mais c’était une embuscade. Ils nous attendaient. Ils avaient déjà fait le ménage. Deux cadavres pendus, des hommes au sol et plus personne au village

-  Hum… va falloir surveiller nos deux informateurs. Ya un truc qui colle pas. Ils sont sûrs d’avoir une avance sur nous et qu’on va se pointer après leur massacre.

-  De notre côté aucune perte. Enfin si. Un gars évacué. Blessure grave à la jambe, il risque de la perdre.

-  Ce qui compte c’est qu’il soit vivant. On peut vivre avec une seule jambe.

-  Mais chef il a 19 ans. Il risque de ne plus marcher. On a déjà perdu Johannes et trois gars de la division 102

-  Je sais mais ça fait partie des risques

-  On s’est engagé pour protéger des civils et on arrive ils sont déjà morts. On n’est pas partis juste pour tuer des mecs. Tout ce qu’on fait c’est les tuer avant qu’ils nous tuent.

-  Eh qu’est-ce que tu t’imaginais. On est dans un pays en guerre avec des gars prêts à tout au nom d’un Dieu, même à se faire exploser la tronche qui fait d’eux des héros. Morts en martyrs. Réveillez-vous les gars, c’est de l’histoire ancienne les combats à la loyale où chaque camp respectait un code. Ici on ne tue pas des hommes on élimine des barbares. Et soyez en fiers.

-  ….

-  Allez. Repos. Ça va aller. Bientôt on rentrera tous chez nous.

 

         Rentrer chez nous. Cette litanie s’est insufflée en nous au moment où le corps de notre ami a tourbillonné dans l’éclair du zénith pour s’écraser comme un sac de sable. D’une seule voix nous avons hurlé à l’impossible. Le corps démembré, une forme boueuse, ensanglantée, entremêlée de chair et de sang, vidée de toute humanité. Tu ne rentreras pas chez toi, seul ton souvenir continuera de planer au- dessus du village.

         Rentrer chez nous avant que cette terre étrangère- où nous étions venus de si loin- devienne la nôtre, cette bande de terre où nous perdons notre âme. Nous voilà acteurs d’une imposture mais auteurs de tout ce qui nous arrive. Tous aux ordres mais tu es seul responsable de ta vigilance, de l’acuité de ton regard, de ton attention au moindre son. Seul à sentir quand tu dois y aller, t’arrêter, embrasser la poussière, te replier, courir ou décharger en cascade toutes tes pulsions cannibales, sans réfléchir. Un bruissement, un crissement, un pas de trop qui t’échappe et c’en est fini. Tu exploses, tu flashes, tu saignes, tu brunis, la bouche ouverte, les mots ne sortent plus, pas même un gémissement. Tu regardes le ciel, tu l’implores puis tes pupilles se cristallisent.

         J’appartiens à ces dunes. Envouté, je caresse le sable, ces dunes, les seins de Véra m’enivrent de son absence. Je me perds sur la ligne très fine de l’horizon flouté, de cette immense étendue, inaccessible. J’ai déposé les armes de la folie, née de l’ivresse du désert, le velouté du paysage où tout devient possible. Tu peux aller partout et tu ne vas nulle part. Ici on ne s’aventure pas. L’aventure est dans ta tête, uniquement dans ta tête. Tu te cantonnes aux limites du camp, ta seule chance de survie. Tu n’as pas le choix.

         Rentrer chez nous. Retrouver le village, la douceur des seins de Véra. A l’aube se détache dans la lumière fulgurante, ses seins d’une blancheur diaphane. Le soir, au crépuscule, sa gorge et son visage s’ombrent de lumière dorée.

         Rentrer chez nous. Où sont nos rêves d’égaler nos grands-pères, ces pêcheurs qui ont protégé des centaines de juifs. Je me souviens du récit de mon grand-père. . Durant l’office les juifs ont été avertis de l’opération d’évacuation vers la Suède. C’était exactement le 3 octobre 1943Chaque pêcheur se chargeait d’emmener 25 personnes jusqu’à la berge, les embarquait dans leur bateau de pêche, les convoyait par le détroit d’Orensud, jusqu’en Suède où ils étaient récupérés par les pêcheurs suédois. Nos aïeux, des protecteurs, sans rien en échange, contrairement à certains villageois. Seulement par humanité, avec courage et honneur. Chaque année on commémore cet évènement dans le village et c’est là qu’on a décidé de partir pour protéger des populations face à une autre barbarie. Cette histoire racontée par mon grand-père a marqué mon enfance, mon adolescence jusqu’à orienter ma vocation et celle de mes compagnons. Comme nos ancêtres nous sommes cinq gars ordinaires, résistants, face à la barbarie. J’ai compris trop tard qu’ici sur cette terre de feu, de mitraille, nous sommes comme des vautours, à l’affût de nos proies. Brisés.

         Rentrer chez nous. J’avais promis de tous les ramener à la maison. Johannes erre au-dessus des dunes. Thomas est en morceaux. Je me mords les lèvres pour ne pas pleurer.

         Reprends-toi – une seconde d'inattention et tout bascule.

Le vent du soir se lève.

Je rentre.

 

LN

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